La psychanalyste Wendy Colman[1] a découvert que la circoncision de Julius, le jeune frère de Freud alors âgé d'un an et demi, est la clé de deux de ses rêves : "Mon fils, le myope"[2]
et le rêve de la maison de santé[3]. Elle est restée timide dans ses interprétations et nous y ajoutons deux autres rêves célèbres dont nous allons voir qu'ils abordent le même sujet : la monographie botanique et le père mort.
"Mon fils le myope"
"A cause de certains événements survenus dans la ville de Rome, il faut mettre les enfants en lieu sûr ; on le fait. La scène est alors devant un portail, une double porte à l'antique (la "Porta "Romana" de Sienne, comme je le sais dans le rêve). Je suis assis au bord d'une fontaine, très déprimé, presque en larmes. Une figure féminine – une domestique ou une religieuse – emmène deux garçons et les remet à leur père…, qui n'est pas moi. Le plus âgé des deux est évidemment mon fils aîné, je ne vois pas le visage de l'autre ; la femme qui emmène le garçon lui demande de lui faire un baiser d'adieu. Elle se distingue par un nez rouge. Le garçon refuse de l'embrasser mais lui dit en faisant au revoir de la main :
"AUF GESERES", et à nous deux (ou à l'un d'entre nous) : "AUF UNGESERES". J'ai idée que la seconde formule indique une préférence."
La grande trouvaille de Colman est d'avoir vu que la domestique qui tend les enfants au père accomplit le rituel qui précède la circoncision : la remise du fils au père par la mère, à travers le seuil de la pièce dont Colman rapproche le portail du rêve. Orthodoxe, elle associe circoncision, castration et aveuglement.
Alors que le rêve commence par parler d'un danger pour les enfants :
"… il faut mettre les enfants en lieu sûr… ",
Freud nous signale l'événement de la veille déclencheur du rêve :
"… un ensemble confus de pensées suscitées par la représentation d'une pièce : "Das neue "Ghetto"… la question juive, le souci de l'avenir des enfants… ",
et fait l'association entre myope et cyclope, qu'il relie à une perte de la "bilatéralité". Nous pousserons cela jusqu'à la perte de la bisexualité et de la féminité résultant de la circoncision.
Ni Freud ni Colman ne signalent que le puits, au bord duquel est assis le rêveur, symbolise la mère victime de la domination masculine dont l'enfant, à côté d'elle, partage l'émoi. Colman souligne que le nez rouge de la femme évoque le sang de la mutilation (plus précisément la muqueuse à vif du gland après l'arrachage du prépuce). Mais elle ne voit pas que le refus de l'enfant d'embrasser la femme et l'inversion de la formule d'au revoir expriment le grand désir du rêve : ne pas revoir les criminels et, selon le début du rêve, franchir les portes du ghetto pour
échapper à la circoncision.
En associant la Porta Romana de Sienne avec un asile d'aliénés, Freud nous livre à son insu son sentiment profond sur la circoncision. Il rapproche aussi "geseres" de "gesaüert" ("levé"), qui renvoie à l'érection dont Colman signale qu'elle est un préalable, provoqué par le mohel, à la circoncision. "Ungeseres" montre que le rêveur préfère la flaccidité à la circoncision !
Sans malheureusement que le père de la psychanalyse ait pu en prendre conscience, ses associations évoquent fort justement la perte due à la circoncision ; la comparaison entre
circoncision et perte d'un œil (myopie, cyclope) est très proche de la réalité biologique dans laquelle la perte de la lèvre du gland est en partie comparable à celle de la paupière de l'œil. Ces associations envisagent cette perte comme une perte symbolique de la féminité-bisexualité.
Le : "Mon fils, le myope" du tout début d'un rêve qui assimile la circoncision avec la perte d'un œil et prône l'enfermement des circonciseurs, est donc à traduire par : "Mon frère, le circoncis".
La maison de santé :
"Le lieu est un mélange de maison de santé privée et de plusieurs autres locaux. Un domestique apparaît et me demande de venir pour un interrogatoire. Dans le rêve, je sais que quelque chose a disparu et que l'interrogatoire a lieu parce qu'on me soupçonne de m'être approprié l'objet. L'analyse du rêve montre qu'interrogatoire a un double sens et signifie aussi examen médical. Conscient de mon innocence, et de ma fonction de médecin consultant dans la maison, je suis tranquillement le domestique. A une porte, un autre domestique nous reçoit et dit en me désignant : "Pourquoi l'amenez-vous? C'est une personne respectable." J'entre alors seul dans une grande salle où se trouvent des machines, ce qui me fit songer à la géhenne avec ses instruments infernaux de punition. Je vois un de mes collègues étendu sur un appareil, il aurait toutes les raisons de remarquer ma présence, il ne le fait pas. On me dit ensuite que je peux partir. Mais je ne trouve pas mon chapeau et, en fin de compte, ne peux pas m'en aller."
Ce rêve est une répétition du rêve "Mon fils le myope". En effet, la maison de santé, un enfer cette fois-ci, est la synagogue dont le rêve précédent nous a appris que Freud la considère comme un asile d'aliénés. Freud fait l'objet d'une enquête ; il est soupçonné d'avoir été complice de la torture de la circoncision de son frère, que le rêveur assimile fort justement à un vol. En fait, sa conscience lui reproche de n'avoir rien fait pour s'opposer à la torture-mutilation de Julius. Il rapporte l'évènement de la veille qui a provoqué le rêve : il n'a pas retrouvé son chapeau rangé par une domestique. C'est là un des éléments à décharge de l'enquête : lui-même privé du "chapeau" de son gland, il n'est pas coupable. Mais circoncis ou pas, il est coupable… d’autosexualité ! Le deuxième élément à décharge est qu'il est médecin, et donc membre éminent de la communauté juive.
L'inconvénient est qu'en tant que tel, il n'a pas intérêt et ne peut pas matériellement "partir" : quitter la communauté. Ses deux alibis étant invalides, il doit rester en enfer.
"La monographie botanique"[4]
Freud rêve avoir écrit la "monographie d'une plante" :
"Le livre est devant moi, je tourne précisément une page où est encarté un tableau en couleur. Chaque exemplaire contient un spécimen de la plante séchée, comme un herbier."
A son insu, il nous révèle quelques unes de ses pensées sur la circoncision. "Botanique" venant à la place de sexualité, la monographie en question semble être un livre sur l'organe sexuel masculin. La veille du rêve, il lit dans une vitrine le titre d'un livre sur une fleur, le cyclamen, fleur préférée de sa femme, celle qu'elle lui reproche de ne pas lui offrir assez souvent…
Il passe d'une fleur, quelque chose à offrir, à quelque chose qui peut être planté. Mais comment ne pas lire dans ce "Zyclamen" – que Freud emploie de préférence à "Alpenveilchen" – non pas le "signifiant" cyclamen, mais le mot avec toutes ses connotations, dont le radical cycle (le cercle, l'anneau) ? Suivent diverses associations d'idées dont celle de l'arrachage évoque
précisément la circoncision : celui des pages d'un livre par Freud enfant et sa jeune sœur – une scène que Freud qualifie de souvenir-écran sans voir qu'il s'agit de la circoncision. Celui des feuilles d'un artichaut (la fleur favorite de Freud) rassemble les deux images du gland et du prépuce. La première de ces associations rassemble les idées d'anniversaire et d'absence d'amour (le même phénomène se produit chez le docteur Olievenstein, cf. notre étude).
Dans ce qu'il appelle un "plaidoyer passionné en faveur de ma liberté d'agir à ma guise, de vivre ma vie comme il me plaît (le droit de rester intact). " (Freud s'élève contre la rigueur du judaïsme), la circoncision est très indirectement critiquée sous la forme d'un auto-reproche : le prix élevé des fantaisies de Freud. Car le prépuce est la corolle du phallus mais il ne peut l'offrir à
sa femme puisqu'il en a été privé. Son livre est un hommage aux mutilés qui y trouveront une image en couleur de leur prépuce, voire le prépuce lui-même embaumé et enchâssé.
Le livre du rêve fait aussi allusion à la monographie écrite par Freud sur la coca et ses vertus analgésiques. Si bien que les acharnés de la circoncision devront au moins anesthésier leurs pauvres victimes.
Enfin, écrire un livre n'est pas arracher mais coller ensemble des pages. Nous en arrivons au principal vœu réalisé par le rêve : recoller, restaurer le prépuce de Freud, c'est-à-dire l'instrument de la sexualité infantile, laquelle est, avec l'inconscient, sa grande découverte.
Le père mort
"Ces choses défendues
"Vers lesquelles tu te traînes
"Et qui seront à toi
"Lorsque tu fermeras
"Les yeux de l'oppression."
Léo Ferré
Il faut lire ce rêve dans la lettre à Fliess du 2 novembre 1896[5], plutôt que celui de "La science des rêves" qui omet un détail majeur qui seul permet l'interprétation. Sigismund – et nous lui rendons à dessein son prénom de "bris" – voit en rêve une affiche :
"ON EST PRIÉ DE FERMER LES YEUX",
avec la certitude qu'il faut prendre l'expression aux deux sens, propre et figuré. Il écrit à son ami :
"J'ai tout de suite reconnu l'endroit : c'est la boutique du coiffeur où je vais tous les jours."
Freud reconnaît tout de suite le lieu précisément parce que c'est un endroit où, dans la vie, il ne va jamais : la synagogue. Il n'y est allé que le jour de sa circoncision, scène dont le souvenir est à jamais gravé dans son inconscient, d'où le sentiment de réalité éprouvé par le rêveur. La boutique du coiffeur est un lieu réservé aux hommes, comme celui de la circoncision. On y manie des lames et on y trouve des fauteuils, comme pour la circoncision où il faut nécessairement le fauteuil du parrain qui tient l'enfant et un fauteuil vide, celui d'Élie.
Comment ne pas associer la paupière des yeux et le prépuce ? Si bien que l'affiche prend valeur d'exhortation à recalotter le gland et à protester contre la circoncision dont nous savons par ailleurs que Freud la réprouve. Comment serait-il possible de fermer les yeux du défunt s'il avait été privé de ses paupières ? Cela serait également impossible sans fermer les yeux sur la circoncision dont le père est responsable.
Mais le rêve assure parfaitement sa fonction de gardien du sommeil ; il fait sarcastiquement semblant de passer sous silence la faute du père bien davantage que celles que se complaîtà se reprocher l'endeuillé. En fait, le rêveur se réjouit du décès de son bourreau avec une ironie mordante et se félicite de ne pas lui avoir offert un enterrement de première classe. L'enterrement du père étant une excellente occasion de manifester contre celui du prépuce du fils, le vœu réalisé par le rêve est de protester contre la circoncision, publiquement et par voie d'affichage.
C'est le deuxième rêve de Freud au sujet de la circoncision où il voit une feuille de papier
(prépuce-parchemin) avec une image dans le premier, une phrase écrite dans le deuxième. C'est un rêve répétitif – preuve d'un traumatisme grave – dans lequel il revit et transcende l'horreur de sa mutilation en la dénonçant publiquement mais en rêve... Les plus hardis y verront un rêve de parricide œdipien.
Les quatre rêves témoignent du traumatisme de la circoncision chez Freud. Ils sont des cris du cœur de ce qu'il n'a jamais osé dire, à savoir que la circoncision est une torture folle.
La science des rêves. 1900. Paris : PUF ; 2003. O.C., IV, p. 310, 490-3.
La science des rêves. 1900. Paris : PUF ; 2003. O.C., IV, p. 381.
La science des rêves. 1900. Paris : PUF ; 2003. O.C., IV, p. 205-213.
Naissance de la psychanalyse, lettre n° 50. Paris : PUF ; 1956. p. 151.
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